"Les hommes se gouvernent si peu par la raison dans leurs sentiments et dans leurs opinions qu'ils jugent toujours les objets par comparaison plutôt que par leur prix et leur valeur intrinsèques", nous avertit David Hume dans son Traité de la nature humaine. Ainsi en est-il des jugements que nous portons les uns sur les autres; nous, hommes du vingt-et-unième siècle comme d'hier, toujours prompts à jauger autrui en n'ayant d'autre étalon que notre propre exemple. Un tel professe une foi qui ne naît pas en moi: c'est un "insensé", voire un "extrémiste", dont je dénoncerai "le cerveau malade", "l'inquiétant obscurantisme". Un autre éprouve des désirs et des sentiments pour un sexe, pour un genre qui laisse mon corps et mon cœur indifférents: c'est une "fiotte", c'est un "pervers", c'est un "anormal" indigne d'évoluer sur cette terre que je postule créée pour des gens ressemblants. L'étalon, c'est donc moi. Ou, plutôt, c'est un "on": la majorité confuse de laquelle je me réclame. Ma tribu et ses normes. Mon clan et ses opinions.
Ainsi vont les hommes. Ainsi va notre époque. Avec ce supplément de tension qu'apportent l'audience numérique accordée tant aux invectives qu'aux différences, l'emballement médiatique pour une parole ou un acte, le goût d'un "bashing" aux relents primitifs. Un supplément de tension né aussi d'un progrès moral et législatif qui met aux abois : la haine et le rejet sont comme affolés par l'avancée de l'égalité en droits de tous les hommes : affolés par la liberté d'aimer une personne du même sexe, affolés par la liberté des femmes d'user de leur corps, affolés par la liberté de prier autrement. On injurie donc. On méprise. On cogne. On agite une banane. On instrumentalise ses propres enfants. On ne dialogue pas: on gueule, on s'énerve. On n'entend pas l'autre. On ne voit pas l'autre. On voudrait qu'il n'existe pas: le parquer, l'interdire, l'expulser. Faire de notre pays une réserve de semblables. Faire qu'il ne bouge pas: qu'il demeure celui d'un obscur "avant". Songez, par exemple, à la sempiternelle nostalgie d'un Richard Millet ou d'un Alain Finkielkraut.
Alors quoi ?! Alors peut-être faudrait-il, quelques instants, se taire, regarder, écouter. S'interroger sur ce climat de violence que l'on communique aux plus jeunes. Comment introduit-on dans le monde et dans notre nation ceux dont on stigmatise la couleur, la religion, l'origine, la façon d'être, ou encore l'orientation? Comment facilite-t-on le vivre-ensemble et notre concorde quand chacun, chaque "clan" s'érige en juge des autres: juge de leurs croyances, de leurs sentiments, de l'intimité même de leur vie sexuelle? Quelle guerre mène-t-on en introduisant au cœur de jeunes consciences un doute, un désarroi, bientôt une honte d'être soi? Christine Boutin leur crie "abomination!". "Qui suis-je pour juger?", répond, plus humblement, le Pape François, interrogé l'été dernier sur l'homosexualité d'un prélat.
Penser. Avant d'éructer, il faut réapprendre à penser. Questionner, par exemple, ce que recouvre l'idée que l'union de deux hommes ou de deux femmes est contre-nature et, en cela, immorale : interroger cette nature qu'on érige alors en critère du bon et du mauvais. Quel est ce naturel ici invoqué? Celui-là même que l'éducation discipline pour que l'enfant s'humanise? Celui qui nourrit nos penchants égoïstes? Ce naturel peu flatteur qui surgit soudain lorsque nous nous emportons? Alors ce qui est naturel serait mauvais et ce qui est contre-nature serait fort bon. La vertu serait contre-nature. Vicieuse, par contre, l'alliance des deux sexes. Mais vertueuse, l'homosexuelle union... Un peu de réflexion suffit à s'en rendre compte: "Il est impossible que les caractères de naturel et de non-naturel puissent jamais, en aucun sens, marquer les frontières du vice et de la vertu".
Qu'il s'agisse de la question du genre, du "mariage pour tous", de l'homoparentalité, comme de maints autres sujets dits de mœurs ou de société, le débat public se réduit à l'échange d'anathèmes où, à l'instar de la nature, "l'histoire", "la morale" ou encore "l'intérêt de l'enfant" sont brandis sans être pensés ni même respectés. Quel souci de justice, quel souci civique nous anime vraiment quand on milite pour que le principe constitutionnel de l'égalité en droits ne s'étende pas à toute loi? Il y a de la malhonnêteté intellectuelle. Il y a de la violence envers les personnes visées. Il y a de la panique au regard des progrès en cours. Il y a un besoin de dialogue: l'urgence d'une parole qui respecte et circule entre tous.
Les Lettres à un jeune gay et autres citoyens tentent d'instaurer ce dialogue qui, aujourd'hui, fait défaut à notre nation : une confrontation d'idées dans l'écoute mutuelle et le respect de l'interlocuteur et des personnes concernées. Défendre l'égalité en droits des homosexuels n'est pas opter pour un camp contre un autre, encore moins approuver par principe tout ce que la "communauté gay" ferait. Le dialogue doit savoir questionner les homosexuels eux-mêmes: les interpeller quand, gagnés par le consumérisme et l'individualisme, bon nombre d'entre eux se montrent indifférents au sort de beaucoup. Il doit symétriquement questionner jusqu'au questionnement des hétérosexuels: quel sentiment, quelle tentation, quelle peur titillent certains au point de parler, de reparler, d'injurier, de s'enflammer à propos d'hommes et de femmes qui ne leur contestent ni libertés ni droits? Par quelle inquiétude, par quelle sourde envie se mêle-t-on de ce que font les autres dans un lit?
Entrez donc dans le dialogue. Entrez, qui que vous soyez. Osons dépasser nos peurs, réviser nos opinions. Dialoguer est apprendre des uns et des autres. Et il se pourrait que, tous, nous y gagnions.
Ainsi vont les hommes. Ainsi va notre époque. Avec ce supplément de tension qu'apportent l'audience numérique accordée tant aux invectives qu'aux différences, l'emballement médiatique pour une parole ou un acte, le goût d'un "bashing" aux relents primitifs. Un supplément de tension né aussi d'un progrès moral et législatif qui met aux abois : la haine et le rejet sont comme affolés par l'avancée de l'égalité en droits de tous les hommes : affolés par la liberté d'aimer une personne du même sexe, affolés par la liberté des femmes d'user de leur corps, affolés par la liberté de prier autrement. On injurie donc. On méprise. On cogne. On agite une banane. On instrumentalise ses propres enfants. On ne dialogue pas: on gueule, on s'énerve. On n'entend pas l'autre. On ne voit pas l'autre. On voudrait qu'il n'existe pas: le parquer, l'interdire, l'expulser. Faire de notre pays une réserve de semblables. Faire qu'il ne bouge pas: qu'il demeure celui d'un obscur "avant". Songez, par exemple, à la sempiternelle nostalgie d'un Richard Millet ou d'un Alain Finkielkraut.
Alors quoi ?! Alors peut-être faudrait-il, quelques instants, se taire, regarder, écouter. S'interroger sur ce climat de violence que l'on communique aux plus jeunes. Comment introduit-on dans le monde et dans notre nation ceux dont on stigmatise la couleur, la religion, l'origine, la façon d'être, ou encore l'orientation? Comment facilite-t-on le vivre-ensemble et notre concorde quand chacun, chaque "clan" s'érige en juge des autres: juge de leurs croyances, de leurs sentiments, de l'intimité même de leur vie sexuelle? Quelle guerre mène-t-on en introduisant au cœur de jeunes consciences un doute, un désarroi, bientôt une honte d'être soi? Christine Boutin leur crie "abomination!". "Qui suis-je pour juger?", répond, plus humblement, le Pape François, interrogé l'été dernier sur l'homosexualité d'un prélat.
Penser. Avant d'éructer, il faut réapprendre à penser. Questionner, par exemple, ce que recouvre l'idée que l'union de deux hommes ou de deux femmes est contre-nature et, en cela, immorale : interroger cette nature qu'on érige alors en critère du bon et du mauvais. Quel est ce naturel ici invoqué? Celui-là même que l'éducation discipline pour que l'enfant s'humanise? Celui qui nourrit nos penchants égoïstes? Ce naturel peu flatteur qui surgit soudain lorsque nous nous emportons? Alors ce qui est naturel serait mauvais et ce qui est contre-nature serait fort bon. La vertu serait contre-nature. Vicieuse, par contre, l'alliance des deux sexes. Mais vertueuse, l'homosexuelle union... Un peu de réflexion suffit à s'en rendre compte: "Il est impossible que les caractères de naturel et de non-naturel puissent jamais, en aucun sens, marquer les frontières du vice et de la vertu".
Qu'il s'agisse de la question du genre, du "mariage pour tous", de l'homoparentalité, comme de maints autres sujets dits de mœurs ou de société, le débat public se réduit à l'échange d'anathèmes où, à l'instar de la nature, "l'histoire", "la morale" ou encore "l'intérêt de l'enfant" sont brandis sans être pensés ni même respectés. Quel souci de justice, quel souci civique nous anime vraiment quand on milite pour que le principe constitutionnel de l'égalité en droits ne s'étende pas à toute loi? Il y a de la malhonnêteté intellectuelle. Il y a de la violence envers les personnes visées. Il y a de la panique au regard des progrès en cours. Il y a un besoin de dialogue: l'urgence d'une parole qui respecte et circule entre tous.
Les Lettres à un jeune gay et autres citoyens tentent d'instaurer ce dialogue qui, aujourd'hui, fait défaut à notre nation : une confrontation d'idées dans l'écoute mutuelle et le respect de l'interlocuteur et des personnes concernées. Défendre l'égalité en droits des homosexuels n'est pas opter pour un camp contre un autre, encore moins approuver par principe tout ce que la "communauté gay" ferait. Le dialogue doit savoir questionner les homosexuels eux-mêmes: les interpeller quand, gagnés par le consumérisme et l'individualisme, bon nombre d'entre eux se montrent indifférents au sort de beaucoup. Il doit symétriquement questionner jusqu'au questionnement des hétérosexuels: quel sentiment, quelle tentation, quelle peur titillent certains au point de parler, de reparler, d'injurier, de s'enflammer à propos d'hommes et de femmes qui ne leur contestent ni libertés ni droits? Par quelle inquiétude, par quelle sourde envie se mêle-t-on de ce que font les autres dans un lit?
Entrez donc dans le dialogue. Entrez, qui que vous soyez. Osons dépasser nos peurs, réviser nos opinions. Dialoguer est apprendre des uns et des autres. Et il se pourrait que, tous, nous y gagnions.
Pour aller plus loin:
Benoît Charuau, Lettres à un jeune gay et autres citoyens, pourquoi tant de passion ?
Février 2014 - éditions Le Manuscrit
Livre : 13,90 euros / E-book : 5,95 euros