Le modèle du couple hétérosexuel, surtout marié, connaît une crise dans l'Occident chrétien actuel. En France, bien plus de la moitié des mariages finissent en divorce et la moitié des bébés naissent en dehors du cadre du mariage. De fait, nous semblons nous diriger vers un polyamour séquentiel: nous connaissons plusieurs relations sentimentales qui s'enchaînent au cours de notre vie, de quelques années à quelques décennies. De plus, l'influence du monde musulman pose la question d'un autre modèle, celui de la polygamie, qui pousse certains à se crisper sur le mariage hétérosexuel monogame. Un réflexe surgit pour défendre ce dernier: il serait "naturel". L'argument qui soutient cette idée stipule que pour avoir un enfant, il faut un homme et une femme...
De la même façon, l'opinion commune voudrait juger des types d'activités sexuelles à l'aune de ce principe, la "nature". De prime abord, il semble aller de soi que le coït reproductif est naturel, et "donc" acceptable, pour ne pas dire "bon". Les fortes déviances par rapport à ce modèle initial paraissent "contre nature", de la zoophilie à la nécrophilie en passant par l'homosexualité et tant d'autres.
Mais d'emblée, un problème apparaît entre la forme binaire du jugement et les nuances infinies de la réalité quand on examine des activités très proches du coït basique, voire corrélées à lui: la caresse du partenaire est-elle naturelle? - Sa masturbation en vue de le rendre "opérationnel" également? - Sa propre masturbation dans le même but aussi? - Et sa propre masturbation sans la présence du partenaire, mais en reniflant des vêtements qu'il a portés? Le baiser est-il "naturel"? Etc. Où se situerait la limite entre nature et contre-nature?
De nombreux philosophes comptaient s'appuyer sur la nature prise comme modèle pour fonder des règles morales, juridiques et même constitutionnelles. Rousseau pensait que nous étions naturellement bons. Il prenait l'exemple de la pitié innée des nourrissons, qui pleurent quand ils entendent un autre bébé pleurer. Hélas ! Quelques décennies plus tard, Sade adoptait exactement la même démarche pour aboutir à une conclusion diamétralement opposée: il prônait la cruauté, "puisque" celle-ci est naturelle à ses yeux.
Nous tombons dans un cul-de-sac: la nature présente des exemples de tout et son contraire. Les animaux pratiquent d'ailleurs toutes les supposées perversions que l'homme croit parfois avoir inventées: des chauves-souris sont adeptes de la fellation, les lapins de la sodomie, les bonobos des orgies et de l'homosexualité, sans parler de la zoophilie entre espèces, ou encore de l'adoption d'orphelins dans de nombreuses espèces, dont les chimpanzés... De même, le couple censément naturel se trouve bien dans la nature, mais concerne 5% des mammifères et 10 à 12% des primates. Que faire d'un modèle contradictoire? Quels comportements "naturels" devons-nous imiter? Tous? Un seul? Pourquoi accepter le coït reproductif du couple hétérosexuel et non les frottis clitoridiens que les femelles bonobos se prodiguent réciproquement près de six fois par jour?
D'autres philosophes voient au contraire dans l'état de nature une horreur à repousser. Hobbes y voit un état sans loi, de guerre permanente, qu'il faut absolument endiguer par un pacte social qui confère au gouvernement la force concentrée de tous. Si le cannibalisme, le meurtre des bébés issus d'un autre mâle et l'inceste existent bien dans la nature, on pourrait argumenter qu'on n'est pas des bêtes. Hélas ! cet argument ne tient pas non plus. Que la nature soit prise comme modèle ou comme repoussoir, ce qui est déjà en soi contradictoire, elle s'entête à nous donner des exemples de tout et son contraire, qui nous obligent à faire des choix. Un autre critère s'avère nécessaire. Si vraiment nous ne devions pas agir comme des bêtes, nous devrions également repousser l'empathie propre aux mammifères, dont l'amour maternel, l'allaitement, l'attachement des petits, etc.
Une difficulté supplémentaire surgit avec le fait que cet état de nature est fictif. C'est une simple hypothèse que posent les philosophes, qui lui attribuent les caractéristiques qu'ils veulent en fonction des conclusions qu'ils comptent en tirer: Locke voit par exemple dans la propriété un droit naturel, qui serait "par conséquent" au-dessus de l'État. Le libéralisme économique anglo-saxon est ici en germe, avec sa subordination de l'État à l'économie.
Ce laxisme dans le choix des caractéristiques naturelles tient peut-être à ce que la nature est mal connue des philosophes classiques. Par exemple, Rousseau affirmait que la guerre ne peut exister dans la nature, en demandant si l'on avait déjà vu une guerre entre chats. Mais il ignorait les batailles de tribus chimpanzés, les alliances de dauphins ou les terribles descentes d'armées de fourmis vers d'autres fourmilières ou termitières.
Aujourd'hui, l'étude du comportement des animaux (l'éthologie) nous permet de mieux connaître la nature, et notre nature profonde.
Un autre problème apparaît avec une question très problématique: les hommes sont-ils eux-mêmes des animaux, font-ils partie de la nature? Les philosophes occidentaux se sont souvent targués de caractéristiques censées non seulement assurer à l'homme son originalité absolue, mais encore sa "supériorité". Kant affirme que l'homme est le seul à se représenter un "je". Descartes stipule une "âme", indépendante du corps. Si tel était le cas, quelle peut bien être l'activité sexuelle qui serait le propre de l'homme?
Longtemps, on a cru être la seule espèce à faire l'amour ventre contre ventre, jusqu'à découvrir que nos chers bonobos nous concurrencent avec joie. Si nous admettons que l'homme est naturel, toutes ses activités sexuelles le sont. Le couple est alors naturel, mais la polygamie et la polyandrie tout autant.
Le critère de la nature ne sert plus à rien: si l'homme n'est pas naturel, pourquoi faire de la nature un modèle? S'il est naturel, tous les faits naturels se transforment-ils immédiatement en modèles? Nous tombons alors sur un ultime problème: aucun fait ne peut fonder un "droit". Ce n'est pas parce qu'il y a "de fait" des viols qu'il faut violer son prochain, "en droit"...
Ces nombreuses difficultés à prendre la nature comme modèle, contre-modèle ou comme principe, tiennent peut-être à ce qu'on ne recourt qu'à de simples faits, des apparences, qui pourraient bien n'être que des conséquences de mécanismes généraux, invisibles, qui gouvernent ces faits. Une piste se dessine: nous pouvons espérer tirer plus d'enseignements de la nature si nous remontons aux lois qui l'expliquent, ce que propose la théorie synthétique de l'évolution, issue de Darwin. C'est ce que nous examinerons dans un billet à venir sur la question: est-il naturel de jouir sans se reproduire? (chapitre 6).
Pour le moment, force est de s'en tenir à une conclusion provisoire: pour savoir quoi faire en sexualité, ne comptons pas sur la nature, conçue comme faits naturels. Cherchons d'autres principes, ou remontons aux lois de la nature, ou basons-nous sur la liberté de notre volonté en tenant compte du long terme. Réfléchissons.
De la même façon, l'opinion commune voudrait juger des types d'activités sexuelles à l'aune de ce principe, la "nature". De prime abord, il semble aller de soi que le coït reproductif est naturel, et "donc" acceptable, pour ne pas dire "bon". Les fortes déviances par rapport à ce modèle initial paraissent "contre nature", de la zoophilie à la nécrophilie en passant par l'homosexualité et tant d'autres.
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Mais d'emblée, un problème apparaît entre la forme binaire du jugement et les nuances infinies de la réalité quand on examine des activités très proches du coït basique, voire corrélées à lui: la caresse du partenaire est-elle naturelle? - Sa masturbation en vue de le rendre "opérationnel" également? - Sa propre masturbation dans le même but aussi? - Et sa propre masturbation sans la présence du partenaire, mais en reniflant des vêtements qu'il a portés? Le baiser est-il "naturel"? Etc. Où se situerait la limite entre nature et contre-nature?
De nombreux philosophes comptaient s'appuyer sur la nature prise comme modèle pour fonder des règles morales, juridiques et même constitutionnelles. Rousseau pensait que nous étions naturellement bons. Il prenait l'exemple de la pitié innée des nourrissons, qui pleurent quand ils entendent un autre bébé pleurer. Hélas ! Quelques décennies plus tard, Sade adoptait exactement la même démarche pour aboutir à une conclusion diamétralement opposée: il prônait la cruauté, "puisque" celle-ci est naturelle à ses yeux.
Nous tombons dans un cul-de-sac: la nature présente des exemples de tout et son contraire. Les animaux pratiquent d'ailleurs toutes les supposées perversions que l'homme croit parfois avoir inventées: des chauves-souris sont adeptes de la fellation, les lapins de la sodomie, les bonobos des orgies et de l'homosexualité, sans parler de la zoophilie entre espèces, ou encore de l'adoption d'orphelins dans de nombreuses espèces, dont les chimpanzés... De même, le couple censément naturel se trouve bien dans la nature, mais concerne 5% des mammifères et 10 à 12% des primates. Que faire d'un modèle contradictoire? Quels comportements "naturels" devons-nous imiter? Tous? Un seul? Pourquoi accepter le coït reproductif du couple hétérosexuel et non les frottis clitoridiens que les femelles bonobos se prodiguent réciproquement près de six fois par jour?
D'autres philosophes voient au contraire dans l'état de nature une horreur à repousser. Hobbes y voit un état sans loi, de guerre permanente, qu'il faut absolument endiguer par un pacte social qui confère au gouvernement la force concentrée de tous. Si le cannibalisme, le meurtre des bébés issus d'un autre mâle et l'inceste existent bien dans la nature, on pourrait argumenter qu'on n'est pas des bêtes. Hélas ! cet argument ne tient pas non plus. Que la nature soit prise comme modèle ou comme repoussoir, ce qui est déjà en soi contradictoire, elle s'entête à nous donner des exemples de tout et son contraire, qui nous obligent à faire des choix. Un autre critère s'avère nécessaire. Si vraiment nous ne devions pas agir comme des bêtes, nous devrions également repousser l'empathie propre aux mammifères, dont l'amour maternel, l'allaitement, l'attachement des petits, etc.
Une difficulté supplémentaire surgit avec le fait que cet état de nature est fictif. C'est une simple hypothèse que posent les philosophes, qui lui attribuent les caractéristiques qu'ils veulent en fonction des conclusions qu'ils comptent en tirer: Locke voit par exemple dans la propriété un droit naturel, qui serait "par conséquent" au-dessus de l'État. Le libéralisme économique anglo-saxon est ici en germe, avec sa subordination de l'État à l'économie.
Ce laxisme dans le choix des caractéristiques naturelles tient peut-être à ce que la nature est mal connue des philosophes classiques. Par exemple, Rousseau affirmait que la guerre ne peut exister dans la nature, en demandant si l'on avait déjà vu une guerre entre chats. Mais il ignorait les batailles de tribus chimpanzés, les alliances de dauphins ou les terribles descentes d'armées de fourmis vers d'autres fourmilières ou termitières.
Aujourd'hui, l'étude du comportement des animaux (l'éthologie) nous permet de mieux connaître la nature, et notre nature profonde.
Un autre problème apparaît avec une question très problématique: les hommes sont-ils eux-mêmes des animaux, font-ils partie de la nature? Les philosophes occidentaux se sont souvent targués de caractéristiques censées non seulement assurer à l'homme son originalité absolue, mais encore sa "supériorité". Kant affirme que l'homme est le seul à se représenter un "je". Descartes stipule une "âme", indépendante du corps. Si tel était le cas, quelle peut bien être l'activité sexuelle qui serait le propre de l'homme?
Longtemps, on a cru être la seule espèce à faire l'amour ventre contre ventre, jusqu'à découvrir que nos chers bonobos nous concurrencent avec joie. Si nous admettons que l'homme est naturel, toutes ses activités sexuelles le sont. Le couple est alors naturel, mais la polygamie et la polyandrie tout autant.
Le critère de la nature ne sert plus à rien: si l'homme n'est pas naturel, pourquoi faire de la nature un modèle? S'il est naturel, tous les faits naturels se transforment-ils immédiatement en modèles? Nous tombons alors sur un ultime problème: aucun fait ne peut fonder un "droit". Ce n'est pas parce qu'il y a "de fait" des viols qu'il faut violer son prochain, "en droit"...
Ces nombreuses difficultés à prendre la nature comme modèle, contre-modèle ou comme principe, tiennent peut-être à ce qu'on ne recourt qu'à de simples faits, des apparences, qui pourraient bien n'être que des conséquences de mécanismes généraux, invisibles, qui gouvernent ces faits. Une piste se dessine: nous pouvons espérer tirer plus d'enseignements de la nature si nous remontons aux lois qui l'expliquent, ce que propose la théorie synthétique de l'évolution, issue de Darwin. C'est ce que nous examinerons dans un billet à venir sur la question: est-il naturel de jouir sans se reproduire? (chapitre 6).
Pour le moment, force est de s'en tenir à une conclusion provisoire: pour savoir quoi faire en sexualité, ne comptons pas sur la nature, conçue comme faits naturels. Cherchons d'autres principes, ou remontons aux lois de la nature, ou basons-nous sur la liberté de notre volonté en tenant compte du long terme. Réfléchissons.
Je pense donc je jouis, La philosophie du cul, ed. Max Milo
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