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Rentrée littéraire: "La Trace du père"

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"Les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée?" Voilà encore une de ces "pensées" en apparence fort claire, en vérité fort obscure, richement obscure, de Pascal. Que veut-il dire? Que les pères sont inutilement inquiets de l'amour de leurs enfants car cet amour est un fait de nature? Que l'amour des enfants pour leur père n'est pas naturel car c'est un fait de culture, de "coutume" dirait Pascal? On pourrait ainsi désapprendre à l'enfant l'amour de son père et je sais que je touche là à une angoisse masculine contemporaine, exprimée depuis le parquet des prétoires jusqu'au sommet des grues.

Mais qu'est-ce qu'un "père"? L'homme qui a déposé une petite graine dans le ventre d'une femme avant de prendre le large ou de s'en faire chasser? Celui qui veille à l'alimentation, à l'éducation, à l'instruction de l'enfant dont il reçoit la charge? Et que se passe-t-il si cette responsabilité alimentaire et spirituelle passe de main en main, donc se dissout, au gré des recompositions familiales? On le voit, la paternité, qui a posé problème à toutes les sociétés, apparaît à la nôtre comme une de ces "structures dissipatives" décrites par les théoriciens du chaos.

La langue française, la culture chrétienne relayée par le droit républicain, avaient étroitement associé la paternité à l'existence d'un foyer familial, entretenu dans un patrimoine ressortissant à une patrie. La paternité était d'abord le lieu stable où s'exerçait l'autorité d'un père, qu'il fût ou non le géniteur. Joseph était le père de Jésus même s'il n'en est pas réputé le géniteur. Le code civil napoléonien désignait comme père celui, non que le foutre, mais "que le mariage légal désigne". Ainsi était réglée l'instabilité naturelle à la paternité: que l'enfant fût conçu ou non par l'époux, il en était le fils ou la fille, de sorte que c'est à l'époux qu'incombait à part entière la responsabilité du "père de famille". Le terme vient d'être supprimé de notre code civil à la demande des Verts, sans doute parce qu'il contribuait au réchauffement climatique.

On a dénoncé l'hypocrisie bourgeoise d'un système où l'on cachait à l'enfant sa filiation biologique véritable, on revendique désormais la transparence génétique au nom de la psychologie. On peut voir cela autrement: il y avait quelque chose de noble, de désintéressé, dans cette manière purement coutumière d'accorder à un homme seul la responsabilité d'élever aux côtés d'une femme un enfant qui n'était pas forcément de lui, et de rendre ainsi possible la naissance de l'amour filial - je devrais parler d'une "aventure filiale" -, tant on sait ces affaires complexes et tumultueuses. C'était aussi républicain puisqu'on mettait fin à l'inégalité des droits régnant dans les fratries jusqu'à la Révolution. Les démographes évaluent entre 10 et 20% aux XIXe et XXe siècles la proportion d'enfants adultérins dont la plupart l'ignoraient ou l'ignorent encore. On a découvert par les analyses d'ADN que Napoléon III n'avait pas de sang Bonaparte; pas un jour ne passe sans qu'un Français se découvre un père ou un grand-père cachés.

Désormais donc, la majorité des enfants de notre pays ont plusieurs pères, ou plus exactement: pour chaque enfant, plusieurs hommes peuvent revendiquer le titre de père, soit parce qu'ils en sont le géniteur, soit parce qu'ils en sont le nourricier à un moment ou à un autre, et les notaires s'arrachent les cheveux pour établir les successions. En somme, plus on augmente la certitude scientifique de la paternité, plus la paternité redevient incertaine. Et pendant que les pères, demi pères et quarts de pères se disputent leurs quotas de paternité (je n'évoque même pas les revendications paternelles des femmes), ne nous étonnons pas que l'État et le marché s'arrogent une à une les prérogatives de protection et d'éducation qui naguère incombaient aux pères: les crèches, les maternelles, l'école, la publicité, les textes et les images internet saturent désormais l'intelligence et l'imagination des enfants. On voit revenir par la fenêtre une emprise morale collective qu'on avait cru chasser par la porte, au nom des droits et libertés de l'individu.

Faut-il le déplorer ou s'en réjouir? Si quelqu'un doit s'en frotter les mains, c'est le romancier, qui sait bien que la paternité n'est pas un titre, un droit ou une idée philosophique, mais une histoire d'amour, un "roman familial", qui se construit héroïquement, toujours miraculeusement, entre un enfant et un homme dans les circonstances parfois hostiles de l'existence. Seuls les conteurs sont à même de nous le rappeler par les récits qu'ils inventent, et ils ne sont pas menacés de chômage. Là est peut-être le sens caché de la phrase de Pascal, qui n'opposait pas tant la culture à la nature, que ce qui échappe à l'une et à l'autre. Pascal ne se voulait pas philosophe. Il savait que les choses fondamentales ne se disent pas dans la langue de la raison, des droits, de la psychologie ou de la sociologie, mais dans celle des poètes, des romanciers, bref, dans la langue des religions et des mythes. L'amour d'un fils ou d'une fille pour son père est affaire trop singulière, trop profonde et mystérieuse, pour être confiée aux philosophes et aux juristes, qu'on laissera se disputer jusqu'à la fin des temps sur la distinction du naturel et du culturel. La trace du père, elle, est surnaturelle.

Dans le cadre de la rentrée littéraire, Le Huff Post vous propose de découvrir les auteurs à suivre par le biais d'une tribune ou d'une nouvelle. Ici, Gaspard-Marie Janvier prend le temps de revenir sur la relation père-fils, avant de se lancer dans la promotion de son nouveau roman La Trace du fils (éditions Fayard).


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