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La transmission des connaissances dans le domaine des sciences humaines et sociales semble connaître depuis deux décennies des transformations contradictoires: d'un côté il est d'usage de parler de "crise" de l'enseignement des humanités, mais de l'autre côté, l'émergence des "humanités numériques" paraît au contraire témoigner d'une inventivité et d'une vitalité pédagogiques inédites, peut-être même d'une façon profondément nouvelle de penser, de transmettre, voire de produire le savoir. La première question est donc de déterminer si "crise" il y a effectivement, et le cas échéant en quoi elle consiste, ce qui est au juste "en crise" dans l'enseignement des humanités. La seconde question découle de la réponse qu'on apportera à la première: faut-il concevoir les "humanités numériques" comme de nouvelles "techniques" d'enseignement des "mêmes" humanités, ou bien correspondent-elles à une transformation plus radicale de ce qu'on entend même par les "humanités?" Et le cas échéant, les nouvelles technologies de l'information et de la communication ne font-elles qu'accompagner cette transformation, ou bien la produisent-elles?
Quelle crise des humanités?
La crise des humanités? Il n'est pas douteux qu'on en parle, mais au juste, depuis quand, et de quoi parle-t-on? Il faut commencer par dire que ce discours ne date ni d'hier, ni d'avant-hier: "crise du français," "crise du latin," "crise des humanités"... "On en parle dans les cafés," écrivait-on déjà dans la Revue critique des livres et des idées en 1912. Cette crise n'est donc pas qu'un fait, c'est aussi, voir d'abord un thème rhétorique, nourrissant les paniques morales des lettrés et des intellectuels depuis plus d'un siècle. En quoi consiste-t-elle, cette "crise," aujourd'hui? S'y mêleraient étroitement une crise de l'enseignement secondaire des lettres, de la philosophie et de l'histoire; une crise de l'enseignement universitaire des sciences humaines; une crise des modes de transmission des connaissances; une crise de la lecture et crise de l'édition; une crise, enfin, des recrutements et des vocations dans l'enseignement des différentes disciplines qui composent aujourd'hui ces "humanités." Dans son acception la plus récente et probablement la mieux structurée, telle qu'elle est par exemple portée par les travaux d'Yves Citton, ce thème rhétorique se concentre en réalité sur une discussion de la légitimité de la transmission "gratuite" du savoir.
La concomitance de cette "crise des humanités" (du moins dans sa version la plus récente), et de la crise économique n'est évidemment pas fortuite, et elle n'est pas nouvelle non plus, faut-il à nouveau remarquer: on a en réalité beaucoup plus parlé de "crise des humanités" au début des années 1930 qu'aujourd'hui... Et ce qui est mis à nouveau en accusation, c'est l'inutilité, autrement dit l'improductivité des humanités, réduites à un luxe ou un loisir bourgeois en temps de crise économique. Face à ces attaques, il est certes possible d'emprunter la voie tracée par Yves Citton et quelques autres pour refonder la légitimité de l'enseignement des humanités, --voie qui consiste à ériger en modèle de société et de citoyenneté le travail de "l'interprétation" dont elles sont porteuses, contre le modèle de "l'information" imposé par "l'économie de la connaissance" contemporaine. Dans cette perspective, la "crise des humanités" est un topos où s'engrènent de façon plus ou moins mécanique les critiques de l'instrumentalisation, de la spécialisation, de la marchandisation et de la technicisation du savoir, portées par un courant humaniste technophobe, qui au mieux (se) représente les relations entre les humanités et les sciences comme celles entre la tête et les jambes.
Les mutations technologiques du monde académique
Mais dans le même temps, c'est-à-dire au cours des deux dernières décennies, les transformations des technologies de l'information et de la communication ont accompagné des mutations profondes des modes de circulation des savoirs et des idées, au point que dans de nombreux pays, les étudiants d'aujourd'hui ne se représenteraient qu'avec difficulté le monde académique d'hier, celui qu'ont connu pourtant leurs enseignants quand eux-mêmes étaient étudiants: un monde sans Twitter, sans Google ni Wikipedia; un monde, même, sans Internet, sans courrier électronique, sans ordinateur portable ni vidéoprojecteur; un monde, a fortiori, sans documents électroniques collaboratifs, sans MOOCs... Mais qu'est-ce qui a changé, au juste, et qu'est-ce que cela a changé à nos façons d'enseigner les humanités? Et sont-ce les technologies qui ont provoqué ces bouleversements? Ou bien ces bouleversements ont-ils des causes plus profondes?
De nouvelles manières d'aborder les connaissances
Pour répondre à ces questions et préciser les enjeux qu'elles soulèvent, tout en se tenant à égale distance des paniques morales technophobes et des irénismes technophiles, on s'appuiera sur un certain nombre d'expériences et d'usages innovants en matière d'enseignement des sciences humaines et sociales. À l'épreuve des usages réels, et à coup sûr profondément différents d'une discipline à l'autre (les sciences sociales ne pas soumises ici à un régime totalement identique de celui de l'ensemble des humanités), il est en effet possible d'esquisser une conception en partie alternative des relations entre les sciences humaines et sociales et leurs techniques d'enseignements: une conception dans laquelle ce sont en réalité les transformations des modes d'accomplissement de soi en société et des rapports sociaux au savoir qui ont nourri les innovations en matière de technologie pédagogique. Et pas toujours pour le pire: ce que les humanités numériques" peuvent aussi incarner même plutôt que seulement "outiller," c'est une demande sociale d'une démocratisation et d'une activation de nos rapports avec les connaissances, dans laquelle il ne s'agit plus seulement de les interpréter de différentes manières, mais bien aussi de les produire ensemble.
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