Quantcast
Channel: France C'est La Vie - The Huffington Post
Viewing all articles
Browse latest Browse all 7372

La maladie, entre imaginaire social et fait politique

$
0
0
LeHuffPost est partenaire de la Villa Gillet pour Mode d'emploi: un festival des idées




La résurgence depuis les années 80 d'épidémies mortelles que l'on croyait éradiquées comme l'était la variole: Sida, SRAS, Chikungunya, Ebola, liées à des groupes sociaux ou ethniques, à des styles de vie contestés, devenus eux-mêmes métaphores de cette nouvelle menace, désarme les savoirs médicaux et les pouvoirs politiques.

Peurs, mythes, exclusions, dont la presse s'emparait, semblaient freiner les réponses politiques. Ce fut l'entrée en scène d'organisations de malades du sida eux-mêmes - sur la scène mondiale avec l'arrivée d'internet, leurs revendications bruyantes des thérapies disponibles dans les pays riches et développés qui montra que les freins ne relevaient ni de l'imaginaire ni d'une ethnoscience du corps, de la mort, de la sexualité, du veuvage, mais des institutions elles-mêmes. Aussi c'est une approche immédiatement politique que je proposerai ici - le philosophe et médecin Georges Canguilhem dit: "Il est absurde de parler de santé publique. C'est la maladie qui est publique. La santé est la vie dans la discrétion des rapports sociaux [1]."

Trois paradigmes pour gérer l'épidémie

L'histoire confirmera certainement que c'est l'expérience américaine du sida qui a modelé les premiers réflexes, les premières représentations de l'épidémie et les premières initiatives tant privées que publiques. On peut commencer à dessiner les grandes lignes de notre réaction à cette nouvelle épidémie et la formaliser à travers deux changements de paradigmes, l'un concernant plus l'épidémie, l'autre plus la maladie VIH. C'est cette restitution des paradigmes que je voudrais entreprendre ici afin de mieux cerner la place des réponses d'ordre juridique dans la gestion sociale du contrôle de l'épidémie.

Biologistes et cliniciens ont besoin de modéliser les modes d'action du VIH, les sciences sociales ressentent la même nécessité de construire un schéma de rationalisation tant des réactions sociales que des politiques publiques. Un bon analogue pour penser le contrôle de cette épidémie pourrait être le contrôle des naissances à l'échelle planétaire. Trois écoles s'affrontent sur les mesures à prendre: une école juridique qui espère intervenir directement sur le taux de natalité par la modification des législations, notamment celles qui encadrent le statut de la femme; une école économiste qui associe croissance du produit intérieur brut et maîtrise de la démographie; une école que nous qualifierons de santé publique, qui espère par l'éducation promouvoir l'acceptabilité des techniques de contraception. C'est à partir de cet analogue qu'il faut peut-être apprécier la pertinence de toute proposition d'intervention unilatérale.

VIH et droits civiques aux États-Unis

Lorsque cette épidémie nouvelle est identifiée en 1981 parmi quelques homosexuels de Los Angeles puis de New York par les Centers for Disease Control d'Atlanta, les États-Unis viennent de traverser deux décades d'avancée des droits civiques. Une dimension importante de ce mouvement est la construction juridique de la notion d'intimité à travers des procès concernant les rapports de sexe, le divorce, la procréation. Dans cette histoire, fait date pour les historiens du droit le cas fameux de Griswold versus Connecticut [2] où la Cour débouta en 1965 l'État du Connecticut de sa poursuite contre une femme mariée qui recourait à la contraception illégale dans cet État. La cour suprême trancha que l'État n'avait pas à s'immiscer dans la vie de ce couple. Ce n'était plus seulement la maison qui était un sanctuaire opposé à l'État, mais les relations intimes qui devenaient des limites à son intervention.

Pourtant, cette extension de la protection de la vie privée par la Cour suprême contre les empiétements des États ne s'étendait pas aux homosexuels et vingt-quatre États, dont le district fédéral, faisaient de l'homosexualité un délit encore au début de l'épidémie. En 1986, le tribunal de Géorgie déclarait la sodomie consensuelle illégale, au nom de 1000 ans d'enseignement moral. Une autre cour trancha que 1000 ans de morale ne faisaient pas loi, par contre s'imposait aux juridictions le fait que la protection de la vie privée était au cœur de la constitution américaine.

Des dispositifs de contrôle intrusifs

Tel fut le contexte où fut décrite une épidémie sexuellement transmissible et repérée initialement chez les gays. Le contrôle des maladies infectieuses et des maladies sexuellement transmissibles - s'il est tombé en désuétude avec la diffusion des antibiotiques après la Seconde Guerre mondiale et l'émergence des maladies dégénératives - est néanmoins défini dans les codes de santé publique par un répertoire de règlements, de contraintes et de routines que l'on peut caractériser par ces quelques traits:

  1. protection d'abord de la population bien portante avec des mesures contraignantes de mise à distance et contrôle des personnes contaminées ou supposées l'être en empiétant même sur leur intimité;

  2. dispositifs de contrôle d'un certain nombre de seuils: à l'extrême la quarantaine (toujours en vigueur à Cuba), puis entrave à la circulation, dépistage aux frontières, dépistage au seuil du mariage, au seuil de la procréation et dépistage prénatal, dépistage au seuil de la fonction publique et d'autres emplois, parfois des écoles.


Ces mesures de contrôle des seuils ont un caractère obligatoire, assorties d'atteintes à la vie privée: rupture de la confidentialité, déclaration nominative des cas à un organisme central, recherche des partenaires sexuels... Comme l'écrivait le juriste américain Larry Gostin, ces mesures expriment plus une sociologie de certaines catégories de population - prostituées, matelots, migrants - qu'une pensée juridique du droit de chacun [3]. Ces procédures de contrainte sont rarement conduites par le seul corps médical mais supposent généralement la convocation de plusieurs administrations; s'en ressent la qualité même de l'épidémiologie: dans tel pays tous les cas de séropositivité connus seront des utilisateurs de drogue, arrêtés et testés par la police, tandis que les cas de sida seront des homosexuels, dissimulés jusqu'à l'extrême obligation de recourir à l'hôpital.

Solidarité, prévention et défense de la vie privée

Aussi la volonté des premiers militants mobilisés par le sida a-t-elle été non seulement la solidarité, la prévention mais tout autant la volonté de sortir de ce paradigme de gestion traditionnelle des épidémies en plaçant au centre du combat la défense de la vie privée. Ce qui caractérise le paradigme nouveau qui répond à cette épidémie est son exceptionnalité par rapport au répertoire traditionnel de mesures. Certes, certains ont cru pouvoir miniaturiser les mesures d'obligation, de contrôle et d'empiétement sur la vie privée grâce à la technologie des tests de dépistage. Dans chaque pays, l'histoire du dépistage des anticorps anti-VIH est l'histoire et l'illustration de l'affrontement entre les deux paradigmes de gestion sociale de l'épidémie.

Mettant au centre la défense de la vie privée et le libre consentement, le nouveau paradigme s'appuie sur la coopération des personnes atteintes ou vulnérables, sur leur éducation par le "marketing social" et ainsi on trouve au cœur de la réponse de nos sociétés à cette épidémie un conflit entre le vieux paradigme de contrôle et de contraintes sur l'individu qui privilégie la défense de la société et le paradigme nouveau qui repose sur un respect de l'individu, une défense du libéralisme et des droits de l'homme, en gros les valeurs de l'Occident aujourd'hui. Bien sûr, ce nouveau paradigme ne s'est imposé que par une recomposition du groupe expert qui définissait le précédent modèle de gestion sociale de l'épidémie, notamment par la mobilisation des personnes atteintes, par leur impact sur l'opinion, par la mobilisation d'une fraction du corps médical et d'une fraction du corps politique. Le changement de paradigme fait que l'acte technique et biologique qu'est le dépistage systématique n'est plus lui-même au centre du dispositif de santé publique.

Il a fallu dans chaque pays trouver des procédures pour sortir du cadre de gestion traditionnelle des épidémies, déclarer en France par exemple que le sida transmis également par le sang n'entrait pas dans la catégorie contraignante des maladies sexuellement transmissibles. Généralement, les parlements ont évité de réviser leurs codes sanitaires ou leurs législations, il y a rarement eu de grands débats sur la gestion de l'épidémie, on préféra plutôt recourir à des stratégies d'évitement des procédures en place.

D'une maladie infectieuse à une pathologie chronique

L'évolution récente de nos sociétés, nos nouveaux modes de recours au droit, l'évolution de notre rapport à la santé et l'évolution des pathologies elles-mêmes ont fait perdre aux réglementations sanitaires traditionnelles leur évidence en matière de protection de la santé publique pour n'apparaître plus que comme des formes de discriminations morales, et parfois de non-sens en terme de santé publique ou d'économie de la santé. On est sorti progressivement de l'hygiénisme qui a régné du XIXe aux années 1940 et qui a inspiré les monstruosités de l'hygiène raciale.

C'est au congrès de Montréal, en 1989, que Samuel Broder déclarait: "Le sida est une maladie chronique et le cancer est un analogue convenable pour penser sa thérapie." Du modèle d'une maladie infectieuse subite évoquant la mort à brève échéance, nous passions à celui d'une pathologie au long cours de plus en plus nommée pathologie VIH, que l'on cessait de scander par une longue latence et des stades cliniques.

Ce nouveau paradigme d'une pathologie chronique redistribuait les rôles: d'abord celui de la recherche médicale et des professions médicales leur redonnant une primauté déçue pendant la première décennie.

_____________________
[1] "La santé, vérité du corps." G Canguilhem in Marie Agnès Bernardis, L'homme et la santé. Paris, Seuil, 1992.
[2] Ronald Bayer,
Private Acts, Social Consequences, New York, The Free Press, 1989.
[3] Larry Gostin, "The future of communicable disease control: toward a new concept in public health law",
The Milbank Quarterly, vol. 64, 1986, p. 79-96.





Daniel Defert interviendra samedi 22 novembre à "Mode d'emploi", dans le cadre de la conférence intitulée "La maladie, entre l'imaginaire social et le fait politique".

Découvrir l'ensemble des textes du festival Mode d'emploi déjà publiés sur le Huffington Post.

Deux semaines de rencontres et de spectacles ouverts à tous, dans toute la Région Rhône-Alpes: interroger le monde d'aujourd'hui avec des penseurs, des chercheurs, des acteurs de la vie publique et des artistes.
- Prendre le temps des questions
- Accepter la confrontation
- Imaginer des solutions
- Trouver le mode d'emploi
Mode d'emploi, un festival des idées, est organisé par la Villa Gillet en coréalisation avec les Subsistances, avec le soutien du Centre national du livre, de la Région Rhône-Alpes et du Grand Lyon.

2014-10-14-<br />
villagilletbanniere2.jpg



Retrouvez les articles du HuffPost sur notre page Facebook.


Pour suivre les dernières actualités en direct, cliquez ici.

Viewing all articles
Browse latest Browse all 7372

Trending Articles



<script src="https://jsc.adskeeper.com/r/s/rssing.com.1596347.js" async> </script>