Mon but ici n'est pas de faire une histoire du cerveau en tant que sujet philosophique.. Je souhaite juste évoquer mon expérience personnelle de chercheur qui m'a conduit à poser cette question : le cerveau est-il l'esprit ?
Bien sûr que non me direz-vous. Et pourtant. Apres onze années passées à étudier le cerveau, j'ai bien cru être transformé en réductionniste des plus durs. Mais peut-être s'agit-il de faire le point sur ma quête d'adolescent . A quoi pensais-je, quelles idées me tourmentaient quand j'avais dix-sept ans ? Et y ai-je répondu aujourd'hui ? Je pensais alors que l'esprit était un don, un souffle miraculeux, et que les êtres qui le possédaient avaient les clefs d'un paradis mystérieux. Ce don de l'esprit était pour moi un élan, motivé par une cause fantastique, transcendante, soutenu par une intelligence lucide et visionnaire aussi, un moral d'acier, un humanisme sincère et humble, une lutte utopique, une marque de personnalité. Et surtout, c'était comme un charme, un talisman secret, une force inimitable, unique. Peut-être possédait-il une chimie propre, peut-être pas. Peut-être que deux cerveaux ayant la même chimie pouvaient donner deux personnalités différentes. Et de quoi alors étaient faites les idées ? Avaient-elles une amplitude chimique, et si oui de quelle nature : microscopique ? nanoscopique ? femtoscopique ? Je n'en savais rien. J'étais sûr en tout cas que le cerveau était le nouveau Graal, et qu'il s'agissait de percer son mystère. Je me suis dit : "Plongeons dans le cerveau, avec un bon scaphandre, explorons les épaves, les rochers, les algues, et un jour, je toucherai du doigt la pierre philosophale enfouie sous le plancher océanique."
Ainsi il y a onze ans, en commençant ma thèse, j'espérais contribuer - même modestement- à répondre en partie à certaines questions cruciales au bien-être de l'humanité : le fonctionnement des antidépresseurs, la genèse de la schizophrénie, le mécanisme de l'addiction aux drogues, le développement de la maladie de Parkinson... Je pensais : "nous avons aujourd'hui des outils fantastiques. Les réponses sont forcément à portée de main." Certes, mais les outils ne dictent pas la marche à suivre... Que faire avec une clef de douze devant une voiture qui marche parfaitement ? C'est le paradoxe auquel sont confrontés de nombreux neurobiologistes lorsqu'ils étudient des modèles animaux qui sont, au départ, parfaitement sains.
Donc, après une thèse de quatre ans, une publication dans Nature (pas trop mal pour un étudiant en thèse), je suis parti aux Etats-Unis pour faire un post-doc dans une prestigieuse université de médecine de la Ivy League, dans un département intitulé 'Psychiatrie Moléculaire'. Le nom même du département me fascinait. Psychiatrie Moléculaire... cela sonnait un peu comme 'l'univers et les atomes'. Un monde aux perspectives vertigineuses. En réalité, après trois années passées dans ce laboratoire, j'ai commencé à me sentir un peu desséché. Du jeune rêve de devenir capitaine pouvant regarder à l'envi la ligne d'horizon du lever au coucher du soleil, me suis retrouvé à bûcher dans la cale, sans toujours bien comprendre quels leviers j'actionnais. Je me consolais en pensant que j'étais un rêveur indécrottable, et que pour y voir clair conceptuellement, il fallait maîtriser techniquement. Ainsi je parcourais un grand désert, sans imagination, sans réjouissances, mais je me flattais d'être un chameau. L'ascétisme n'était pas fait pour moi alors j'allais justement le faire mien. "Il faut s'en tenir au difficile" dit le grand poète. Très bien M. Rilke, vous l'aurez voulu. Je passais mon temps à analyser des échantillons de cerveaux de souris, obsédé par le mécanisme d'une seule protéine que j'avais baptisée 'architecte de la mémoire'. L'idée était belle, mais la réalité rébarbative. Alors, où était l'esprit ? De quelle nature était-il ? Après les gestes mécaniques, j'étais devenu moi-même un robot, et la question m'avait quitté, comme un oiseau quitte sa branche et décide de migrer quand il commence à neiger. Ou encore, comme l'esprit peut quitter le cerveau.
Alors j'ai voulu aller vivre ailleurs, et pourquoi pas New York. Je pensais que l'aridité que je ressentais n'était pas dû à la science mais à la ville universitaire dans laquelle je vivais. Quelle ville mieux que New York comme oasis culturelle et distrayante ? J'eu la chance de voir mes vœux exaucés : un laboratoire de la grosse pomme m'accueillit et m'attribua une paillasse, le bureau du chercheur. Et quel laboratoire! Celui qui me faisait rêver depuis plusieurs années. Je ne serai jamais assez reconnaissant de l'accueil que j'y ai reçu -et de la qualité des personnes que j'y ai rencontrées.
J'ai pu profiter de cette ville incroyable tout en menant mes expériences sur le cerveau le mieux possible. La nuit new yorkaise contrastait avec mon activité du jour. Continuer à travailler à l'élucidation de maladies cérébrales graves donnait du sens a ma vie. Après quatre ans, il me faut aujourd'hui le constater : je suis devenu un mécanicien du cerveau, pas un scientifique avec une vision. Ai-je raté le coche?
Etais-je vraiment fait pour le job ? Mais il y avait autre chose. Aujourd'hui dans l'ensemble des laboratoires compétitifs, les directeurs de laboratoire projettent leurs visions et emploient des doctorants ou post-doctorants pour valider leurs visions matériellement. Or. si vous vous battez pour une vision qui n'est pas la vôtre, que vous n'embrassez pas pleinement, voilà que vous vous desséchez. Dans ce domaine, plus que dans tous les autres, il faut une adhésion intime au projet - condition de l'enthousiasme. De l'enthousiasme naît la créativité. L'enthousiamse féconde l'esprit. Par quels mécanismes subtils l'envie insuffle-t-elle au cerveau une nouvelle vague capable de stimuler des images virtuelles illustrant des idées nouvelles, je l'ignore. Mais une chose est sûre: coupez l'envie, et ces idées motivatrices cesseront d'apparaître.
Aussi, à l'heure actuelle, on souhaite publier non pas une idée nouvelle, mais une variante, une déclinaison, une amélioration, un corollaire d'un phénomène précédent. On emmagasine des données. "Lâchez la loupe et prenez des jumelles" répétait un professeur éclairé. J'ai le sentiment qu'au XIXème siècle, l'esprit transcendait la science, on était scientifique par nécessité, afin de répondre à une question originale, à une vision intérieure et lointaine : l'intuition ? Les jumelles prenaient le pas sur la loupe. Aujourd'hui, La science -et la formidable technologie développée depuis un siècle- dicte à l'esprit la marche à suivre. Il y a moins de rêveurs-détectives et davantage d'athlètes-techniciens, persuadés que les idées viendront lorsqu'ils auront acquis une maîtrise absolue de leur microscope.
Bien sûr que non me direz-vous. Et pourtant. Apres onze années passées à étudier le cerveau, j'ai bien cru être transformé en réductionniste des plus durs. Mais peut-être s'agit-il de faire le point sur ma quête d'adolescent . A quoi pensais-je, quelles idées me tourmentaient quand j'avais dix-sept ans ? Et y ai-je répondu aujourd'hui ? Je pensais alors que l'esprit était un don, un souffle miraculeux, et que les êtres qui le possédaient avaient les clefs d'un paradis mystérieux. Ce don de l'esprit était pour moi un élan, motivé par une cause fantastique, transcendante, soutenu par une intelligence lucide et visionnaire aussi, un moral d'acier, un humanisme sincère et humble, une lutte utopique, une marque de personnalité. Et surtout, c'était comme un charme, un talisman secret, une force inimitable, unique. Peut-être possédait-il une chimie propre, peut-être pas. Peut-être que deux cerveaux ayant la même chimie pouvaient donner deux personnalités différentes. Et de quoi alors étaient faites les idées ? Avaient-elles une amplitude chimique, et si oui de quelle nature : microscopique ? nanoscopique ? femtoscopique ? Je n'en savais rien. J'étais sûr en tout cas que le cerveau était le nouveau Graal, et qu'il s'agissait de percer son mystère. Je me suis dit : "Plongeons dans le cerveau, avec un bon scaphandre, explorons les épaves, les rochers, les algues, et un jour, je toucherai du doigt la pierre philosophale enfouie sous le plancher océanique."
Ainsi il y a onze ans, en commençant ma thèse, j'espérais contribuer - même modestement- à répondre en partie à certaines questions cruciales au bien-être de l'humanité : le fonctionnement des antidépresseurs, la genèse de la schizophrénie, le mécanisme de l'addiction aux drogues, le développement de la maladie de Parkinson... Je pensais : "nous avons aujourd'hui des outils fantastiques. Les réponses sont forcément à portée de main." Certes, mais les outils ne dictent pas la marche à suivre... Que faire avec une clef de douze devant une voiture qui marche parfaitement ? C'est le paradoxe auquel sont confrontés de nombreux neurobiologistes lorsqu'ils étudient des modèles animaux qui sont, au départ, parfaitement sains.
Donc, après une thèse de quatre ans, une publication dans Nature (pas trop mal pour un étudiant en thèse), je suis parti aux Etats-Unis pour faire un post-doc dans une prestigieuse université de médecine de la Ivy League, dans un département intitulé 'Psychiatrie Moléculaire'. Le nom même du département me fascinait. Psychiatrie Moléculaire... cela sonnait un peu comme 'l'univers et les atomes'. Un monde aux perspectives vertigineuses. En réalité, après trois années passées dans ce laboratoire, j'ai commencé à me sentir un peu desséché. Du jeune rêve de devenir capitaine pouvant regarder à l'envi la ligne d'horizon du lever au coucher du soleil, me suis retrouvé à bûcher dans la cale, sans toujours bien comprendre quels leviers j'actionnais. Je me consolais en pensant que j'étais un rêveur indécrottable, et que pour y voir clair conceptuellement, il fallait maîtriser techniquement. Ainsi je parcourais un grand désert, sans imagination, sans réjouissances, mais je me flattais d'être un chameau. L'ascétisme n'était pas fait pour moi alors j'allais justement le faire mien. "Il faut s'en tenir au difficile" dit le grand poète. Très bien M. Rilke, vous l'aurez voulu. Je passais mon temps à analyser des échantillons de cerveaux de souris, obsédé par le mécanisme d'une seule protéine que j'avais baptisée 'architecte de la mémoire'. L'idée était belle, mais la réalité rébarbative. Alors, où était l'esprit ? De quelle nature était-il ? Après les gestes mécaniques, j'étais devenu moi-même un robot, et la question m'avait quitté, comme un oiseau quitte sa branche et décide de migrer quand il commence à neiger. Ou encore, comme l'esprit peut quitter le cerveau.
Alors j'ai voulu aller vivre ailleurs, et pourquoi pas New York. Je pensais que l'aridité que je ressentais n'était pas dû à la science mais à la ville universitaire dans laquelle je vivais. Quelle ville mieux que New York comme oasis culturelle et distrayante ? J'eu la chance de voir mes vœux exaucés : un laboratoire de la grosse pomme m'accueillit et m'attribua une paillasse, le bureau du chercheur. Et quel laboratoire! Celui qui me faisait rêver depuis plusieurs années. Je ne serai jamais assez reconnaissant de l'accueil que j'y ai reçu -et de la qualité des personnes que j'y ai rencontrées.
J'ai pu profiter de cette ville incroyable tout en menant mes expériences sur le cerveau le mieux possible. La nuit new yorkaise contrastait avec mon activité du jour. Continuer à travailler à l'élucidation de maladies cérébrales graves donnait du sens a ma vie. Après quatre ans, il me faut aujourd'hui le constater : je suis devenu un mécanicien du cerveau, pas un scientifique avec une vision. Ai-je raté le coche?
Etais-je vraiment fait pour le job ? Mais il y avait autre chose. Aujourd'hui dans l'ensemble des laboratoires compétitifs, les directeurs de laboratoire projettent leurs visions et emploient des doctorants ou post-doctorants pour valider leurs visions matériellement. Or. si vous vous battez pour une vision qui n'est pas la vôtre, que vous n'embrassez pas pleinement, voilà que vous vous desséchez. Dans ce domaine, plus que dans tous les autres, il faut une adhésion intime au projet - condition de l'enthousiasme. De l'enthousiasme naît la créativité. L'enthousiamse féconde l'esprit. Par quels mécanismes subtils l'envie insuffle-t-elle au cerveau une nouvelle vague capable de stimuler des images virtuelles illustrant des idées nouvelles, je l'ignore. Mais une chose est sûre: coupez l'envie, et ces idées motivatrices cesseront d'apparaître.
Aussi, à l'heure actuelle, on souhaite publier non pas une idée nouvelle, mais une variante, une déclinaison, une amélioration, un corollaire d'un phénomène précédent. On emmagasine des données. "Lâchez la loupe et prenez des jumelles" répétait un professeur éclairé. J'ai le sentiment qu'au XIXème siècle, l'esprit transcendait la science, on était scientifique par nécessité, afin de répondre à une question originale, à une vision intérieure et lointaine : l'intuition ? Les jumelles prenaient le pas sur la loupe. Aujourd'hui, La science -et la formidable technologie développée depuis un siècle- dicte à l'esprit la marche à suivre. Il y a moins de rêveurs-détectives et davantage d'athlètes-techniciens, persuadés que les idées viendront lorsqu'ils auront acquis une maîtrise absolue de leur microscope.