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Liberté et prostitution

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SOCIÉTÉ - La prostitution est l'une des plus anciennes activités humaines. Phénomène de masse, elle reste l'objet de discussions passionnées relancées en France par l'adoption récente en première lecture par les députés d'un texte fondé sur la pénalisation du client et non des personnes prostituées, puis du retour à la situation inverse en cours de navette avec le Sénat. Avant de participer moi-même à ce débat, je rappellerai un postulat de base: la sexualité de personnes adultes et consentantes n'appelle de la part de la société, aucun jugement moral normatif, même si les pratiques deviennent l'objet d'un commerce. Cela n'empêche bien entendu pas de manifester des opinions personnelles à ce propos, et je serais un père affligé si mes enfants se livraient à cette activité. La principale interrogation réside en l'authenticité du consentement autonome des personnes qui se prostituent: ont-elles choisi en toute liberté de gagner ainsi leur vie, de privilégier cette activité à d'autres qui leur auraient été sinon offertes? Si tel est le cas, nous serons sans doute nombreux à considérer qu'il s'agit là d'un moyen comme un autre de gagner de l'argent ne regardant personne d'autre que celui ou, le plus souvent, celle qui s'y adonne.

Dénier à la femme prostituée, puisque c'est d'elle qu'il s'agit dans l'immense majorité des cas, citoyenne majeure et consentante, toute capacité de jugement pour apprécier par elle-même ce qui est compatible avec sa propre dignité reviendrait à douter de sa maturité et de sa conscience, et donc à contester sa qualité de personne autonome. Ce raisonnement est cependant plutôt théorique et déconnecté de la réalité. Qui peut prétendre que pour la masse des personnes concernées, la prostitution ait constitué le choix exprimé et privilégié en toute liberté de vendre son corps? En dehors d'une faible minorité qui choisit sans contrainte excessive de se prostituer, à temps complet ou de façon occasionnelle, force est de constater que sans doute plus de 90% de celles ou de ceux qui le font sont les esclaves des temps modernes, soumis à la plus violente des oppressions. Voir des milliers de jeunes femmes ghanéennes, kosovars, roumaines et autres arpenter les trottoirs des villes d'Europe, privées de leur identité, battues, vivant dans des conditions d'hygiène épouvantables, courant d'incroyables risques sanitaires, devrait suffire à prouver qu'elles exercent ce métier sous la contrainte. La manifestation de la liberté authentique de se prostituer ne concerne au mieux qu'une minorité de personnes, surtout de femmes.

Il y a renforcement réciproque de nos jours entre les fatalistes qui renoncent à se mêler des conditions d'exercice du "plus vieux métier du monde" et les libéraux pour lesquels la valeur monétaire est celle à laquelle doivent se ramener, dans une société contractuelle, toutes les autres valeurs et activités humaines. Selon cette approche majoritaire dans le "village mondial", tout se monnaye sur la base d'une transaction supposée par principe libre et équilibrée entre contractants, le sang aussi bien que le sperme et, hélas trop souvent, les organes, la gestation pour autrui aussi bien que les prestations sexuelles de tous ordre. Le seul rôle admissible de la société serait d'assurer la loyauté des transactions, de les organiser.

Compte tenu de l'effroyable contrainte qui s'abat sur celles et ceux qui font commerce de leurs charmes et des dangers encourus, le corps utilisé en tant qu'objet sexuel n'est pourtant pas un outil de travail comme un autre. Sur un plan purement mécanique, ni le vagin ni le rectum ne sont physiologiquement conçus pour supporter des intromissions quotidiennes répétées plus ou moins brutales, parfois des dizaines par jour chez celles qui font "de l'abattage". Un gynécologue spécialiste du traitement des femmes prostituées témoigne: "Les lésions constatées chez (elles) sont des cicatrices (...) consécutives au fait d'avoir été attachées, traînées, griffées, ainsi que des arrachages de cheveux et des brûlures de cigarette. Au niveau vulvo-vaginal, l'examen retrouve des vulves très déformées, et parfois des vagins cicatriciels durs et très douloureux, notamment dans la partie haute du vagin où il existe parfois des cicatrices rétractiles en diminuant nettement la longueur." Rappelons que, selon l'Organisation mondiale de la santé, "la santé constitue un bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité". Il est difficile d'avancer que la prostitution représente une manière sereine et épanouissante de vivre sa sexualité, il s'ensuit que les conséquences sociales et psychologiques de cette activité sont nombreuses et graves: addiction aux drogues dures, misères sociale et culturelle de jeunes femmes esclaves parlant à peine la langue du pays, agressions habituelles de la rue, etc. Au total, la mortalité dans ce milieu est de six fois supérieur à celle du reste de la population de même sexe et de même âge.

Ces données ne sont contestées par personne, mais sont utilisées par certains pour militer en faveur de "l'organisation" de la prostitution associée à une sorte de médecine du travail de nature à réduire les risques, en particulier de maladies sexuellement transmissibles (MST). Il convient pourtant de souligner que les pays qui ont adopté des positions réglementaristes, visant à encadrer la prostitution, comme les Pays-Bas et l'Espagne, n'ont pas des taux de séroprévalence du VIH, chez les personnes prostituées, particulièrement bas, bien au contraire. Le fait d'organiser la prostitution, d'autoriser l'achat d'actes sexuels, de légaliser le proxénétisme, les eros centers et autres maisons closes, n'a pas d'impact positif sur la situation sanitaire des personnes prostituées. Elles sont au contraire dans la majorité des cas enfermées dans ces lieux, tenues à l'écart des structures de prévention et de soins, avec pour seules relations les proxénètes et les clients. De plus, une autre conséquence de la position réglementariste de la prostitution est de considérer, dès lors, les chefs de réseaux esclavagistes en tant qu'agents internationaux parfaitement légaux, les proxénètes et mères maquerelles en tant qu'honnêtes commerçants. J'ai du mal à accepter cette perspective. Utiliser ce type de raisonnement revient enfin à justifier le calvaire que vivent trop souvent les personnes prostituées, à déconsidérer les efforts qu'elles consentent pour s'en sortir, c'est une forme de non-assistance à personnes souvent réduites en esclavage et de toute façon en grand danger sanitaire et mental. Je juge une telle position indigne d'une pensée qui se revendique humaniste.

Soumises à leurs souteneurs et à leurs clients, les femmes prostituées sont bel et bien presque toujours des victimes et méritent la solidarité, pas la répression. Si on les voit pour une minorité d'entre elles comme des professionnelles libres et indépendantes, il n'y a non plus aucune justification à les faire tomber sous le coup de la loi, sinon à considérer qu'elles dégradent par leur commerce une commune humanité dont elles ne sont pas propriétaires. Ce serait cependant là en revenir à une utilisation normative hétéronome de la notion de dignité que j'ai eu l'occasion de critiquer.

Que faire, alors? Se rallier au fatalisme considérant que la prostitution a toujours existé et existera toujours, qu'elle est une réalité anthropologique et sociale avec laquelle il faut vivre? À ce titre, on aurait aussi bien pu argumenter que la mise à mort des délinquants et l'esclavage se sont sans doute pratiqués depuis les temps les plus anciens et qu'il était absurde qu'ils fussent combattus et abolis! L'ancienneté d'une iniquité, d'une atteinte aux droits de l'Homme, ne peut suffire à en établir la légitimité. Qui peut vraiment défendre, s'il se dit attaché aux principes de la déclaration universelle des droits de l'Homme ("Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en dignité et en droit"), qu'au nom de la liberté, dans une société composée d'hommes et de femmes, les premiers soient des consommateurs libres et les secondes des marchandises libres? Selon moi, la résignation serait coupable, je ne peux en admettre l'hypothèse. Lutter, alors.

Lutter contre la prostitution, c'est bien entendu d'abord empêcher le trafic des êtres humains, poursuivre sans faiblesse les nouveaux esclavagistes, les condamner sans indulgence. Cependant, hélas, nous savons tous que tant que le crime organisé reste très rentable, il continue d'être perpétué même s'il est réprimé sans répit. Écouter et soutenir les femmes plongées dans cet univers, les aider à s'en sortir si elles le désirent, apparaît être une évidence, les considérer comme des délinquantes est inique et injustifié. Une telle attention aux victimes exige bien entendu de ne pas considérer ceux qui leur font violence, trafiquants et souteneurs, comme d'honorables négociants de chair humaine. Parfois, les thèses des réglementaristes / organisationnistes m'apparaissent s'apparenter aux campagnes en faveur de la prise en compte du confort animal dans les élevages et les abattoirs. Cependant, le cheptel est ici humain!

Difficile après ce que je viens d'écrire d'accepter la banalisation commerciale de l'achat par un consommateur d'un service sexuel, celui d'épandre son sperme après avoir introduit sa verge dans la bouche, le rectum ou le vagin d'une autre personne. Comment une société peut-elle manifester sa conviction que, non, décidément, l'achat de ce service-là n'équivaut pas à celui d'un article quelconque ou d'un service professionnel autre? Peut-on, doit-on "pénaliser" les clients, question au centre du débat actuel? Je suis lucide et sais pertinemment qu'une telle mesure ne réglera pas, comme par un coup de baguette magique, la question de la prostitution. Les call-girls de luxe seront peu impactées et des hommes riches pourront encore exercer sur elles leur brutalité (je pense à quelqu'un). Au moins pourra-t-on alors relever le caractère délictueux de leur comportement et les condamner, même pour le principe. De façon plus générale, si la loi assèche en partie le marché de la prostitution, cela pourrait alléger la pression mafieuse sur les femmes esclaves. Je ne suis pourtant pas forcément optimiste de ce point de vue, mais reste même alors favorable au principe de la responsabilisation pénale du client. Toutes les autres dispositions étant soit insuffisantes, soit, selon moi, inacceptables, reste celle-là, son principe est juste.

Et puis, il faut souligner qu'existe deux fonctions à la loi, la première normative et l'autre pédagogique. L'interdiction du viol et de la pédophilie, par exemple, est loin d'empêcher que des femmes et des enfants ne soient violés par milliers. Pourtant, un pays qui interdit ces agressions sans pouvoir les éviter totalement et celui qui les néglige ne sont pas les mêmes. On ne se débarrassera sans doute pas plus de la prostitution, ce plus vieux métier du monde, que du crime et du viol. Ce n'est pas une raison pour les légaliser et les organiser. De plus, affirmer qu'au regard de ses valeurs le peuple français ne peut se résoudre à une banalisation de la consommation sexuelle marchande des tiers, qu'il assimile cette consommation à délit puni pour le principe, aurait une immense influence pédagogique et contribuerait à la prise de conscience de beaucoup.

"Billet également publié sur AxelKahn.fr"


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