SANTÉ - Alors voilà, elle me dit qu'elle ne mange plus. Ses notes en classe s'effondrent.
Je l'examine, lui fais tirer la langue. Son haleine de morte me touche de plein fouet, je vois ses dents, un peu cariées, un peu déchaussées.
Des mâchoires qui crient famine.
Je pourrais lui demander "Pourquoi tu te fais vomir?" mais c'est trop tôt. Je dis:
Pourquoi tu ne manges plus?
Elle ne me répondra pas, pas comme ça. Je me tourne, m'assois à côté d'elle sur la table d'examen.
Elle parle. Doucement, d'abord, puis la parole se libère. Elle veut être bonne. Bonne partout. À la gym, à la natation, à la danse, en cours de français et de mathématiques.
Pourquoi tu veux être bonne?
Elle baisse la tête. Ses longs cheveux bruns, elle les perd par poignées entières.
Pour ne pas être mauvaise, répond-elle, et c'est d'une logique imparable, même moi je n'y aurais pas pensé.
Ne pas être mauvaise, c'est être pure. Elle veut être pure.
Pas de taches.
La jeune fille aux cheveux noirs a remarqué: quand elle se prive d'aliments suffisamment longtemps, ses cycles se dérèglent et elle parvient à ne même plus avoir ses règles. Elle se rassure. Elle ne risque pas "d'accidents", ne salit pas ses petites culottes. Quelque part, elle reste encore une enfant.
Moi je ne sais pas quoi lui dire. Je préfère me taire, je risque d'aggraver les choses.
Qu'est-ce que je peux pour elle? Je me sens tellement... impuissant... Merde, ça sert à quoi de lire des livres compliqués si je suis incapable de trouver les mots?
Les cours d'anthropologie reviennent dans ma tête, je m'imagine, me levant brusquement et dressant devant elle un grand tableau blanc où je dessine des schémas compliqués en adoptant un ton professoral:
"Chère Mademoiselle B., toute l'histoire de l'Humanité s'est construite sur des systèmes de couples contraires. Ainsi, le froid et le chaud, le sec et l'humide, le salé et le sucré, le gros et le maigre, puis, évidemment, le jour et la nuit, le bien et le mal... En toute logique, au sein de ces valences opposées, une hiérarchisation s'est faite, et il a fallu statuer qui, entre le féminin et le masculin, l'emporterait.
Et la vie, c'est-à-dire le mouvement, la chaleur, le jour, le soleil, s'opposèrent à l'immobilité, au froid, à la nuit, à la lune. Malheureusement, le sang (humeur chaude, mobile, vitale) a toujours été considéré comme le « carburant » de l'existence, la substance la plus noble. Les femmes, parce qu'elles perdaient le leur une fois par mois, parce qu'elles étaient « incapables de le garder » contrairement à l'homme, se virent déchues de leur statut d'égale à égal."
Et de conclure 6000 ans d'anthropologie masculiniste d'un sec claquement de baguette contre le tableau:
"Comme la face du monde aurait changé, si les hommes avaient saigné aussi!"
Ça ne s'est jamais passé ainsi. Je n'ai tout simplement pas trouvé les mots. J'ai été nul et je ne l'ai pas soignée.
Alors je vous pose une question: à quoi ça sert de lire des livres compliqués?
Peut-être qu'on ferait mieux de vivre tout nus... abandonner la civilisation... boire l'eau à même le lit des ruisseaux... Qui me suit?
Je l'examine, lui fais tirer la langue. Son haleine de morte me touche de plein fouet, je vois ses dents, un peu cariées, un peu déchaussées.
Des mâchoires qui crient famine.
Je pourrais lui demander "Pourquoi tu te fais vomir?" mais c'est trop tôt. Je dis:
Pourquoi tu ne manges plus?
Elle ne me répondra pas, pas comme ça. Je me tourne, m'assois à côté d'elle sur la table d'examen.
Elle parle. Doucement, d'abord, puis la parole se libère. Elle veut être bonne. Bonne partout. À la gym, à la natation, à la danse, en cours de français et de mathématiques.
Pourquoi tu veux être bonne?
Elle baisse la tête. Ses longs cheveux bruns, elle les perd par poignées entières.
Pour ne pas être mauvaise, répond-elle, et c'est d'une logique imparable, même moi je n'y aurais pas pensé.
Ne pas être mauvaise, c'est être pure. Elle veut être pure.
Pas de taches.
La jeune fille aux cheveux noirs a remarqué: quand elle se prive d'aliments suffisamment longtemps, ses cycles se dérèglent et elle parvient à ne même plus avoir ses règles. Elle se rassure. Elle ne risque pas "d'accidents", ne salit pas ses petites culottes. Quelque part, elle reste encore une enfant.
Moi je ne sais pas quoi lui dire. Je préfère me taire, je risque d'aggraver les choses.
Qu'est-ce que je peux pour elle? Je me sens tellement... impuissant... Merde, ça sert à quoi de lire des livres compliqués si je suis incapable de trouver les mots?
Les cours d'anthropologie reviennent dans ma tête, je m'imagine, me levant brusquement et dressant devant elle un grand tableau blanc où je dessine des schémas compliqués en adoptant un ton professoral:
"Chère Mademoiselle B., toute l'histoire de l'Humanité s'est construite sur des systèmes de couples contraires. Ainsi, le froid et le chaud, le sec et l'humide, le salé et le sucré, le gros et le maigre, puis, évidemment, le jour et la nuit, le bien et le mal... En toute logique, au sein de ces valences opposées, une hiérarchisation s'est faite, et il a fallu statuer qui, entre le féminin et le masculin, l'emporterait.
Et la vie, c'est-à-dire le mouvement, la chaleur, le jour, le soleil, s'opposèrent à l'immobilité, au froid, à la nuit, à la lune. Malheureusement, le sang (humeur chaude, mobile, vitale) a toujours été considéré comme le « carburant » de l'existence, la substance la plus noble. Les femmes, parce qu'elles perdaient le leur une fois par mois, parce qu'elles étaient « incapables de le garder » contrairement à l'homme, se virent déchues de leur statut d'égale à égal."
Et de conclure 6000 ans d'anthropologie masculiniste d'un sec claquement de baguette contre le tableau:
"Comme la face du monde aurait changé, si les hommes avaient saigné aussi!"
Ça ne s'est jamais passé ainsi. Je n'ai tout simplement pas trouvé les mots. J'ai été nul et je ne l'ai pas soignée.
Alors je vous pose une question: à quoi ça sert de lire des livres compliqués?
Peut-être qu'on ferait mieux de vivre tout nus... abandonner la civilisation... boire l'eau à même le lit des ruisseaux... Qui me suit?
Billet également publié sur le blog du Dr. B. : Alors voilà.
Baptiste Beaulieu - Alors vous ne serez plus jamais triste Ed. Fayard
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